mardi 8 janvier 2008

DIGNITE : DOIT-ON VRAIMENT S'EN PRENDRE AUX A.P.E?




Une véritable tempête souffle sur le couple Union européenne-ACP. Un divorce par consentement mutuel se profil à l'horizon. Et c'est tant mieux pour l'Afrique.

Depuis la fin du sommet Union européenne-ACP de Lisbonne, je lis avec un intérêt toujours soutenu, les protestations des Africains et même de certains dirigeants africains contre ce qu'ils considèrent comme la trahison de l'Europe. A savoir son refus de prolonger le régime dérogatoire au principe de libre échange et de préférences commerciales qu'elle faisait bénéficier aux pays d'Afrique Caraïbes et Pacifiques (ACP) à travers les conventions successives de Yaoundé, Lomé et cotonou. Et surtout sa volonté de les remplacer par les fameux accords de partenariats économiques (APE) dès le 1er janvier 2008.
Je lis donc ces protestations en essayant de repérer entre les lignes ce qui fait vraiment problème. Je pense à cette invitation soutenue de loin par le président Sénégalais Abdoulaye Wade, à aller manifester le 11 janvier 2008 devant la représentation de l'union européenne à Bruxelles. J'écoute les clameurs de l'Afrique et sa diaspora en tentant de déceler et décrypter les messages forts. J'essaye même de moduler le volume du récepteur pour mieux écouter, entendre et comprendre. Mais au décryptage, les protestations de l'Afrique qui me parviennent se réduisent à deux choses : les cris d'un bébé à qui on a arraché le biberon ou un enfant à qui on a arraché son jouet, à qui on a supprimé son goûter et les jérémiades d'une femme répudiée qui refuse de quitter le foyer conjugal. Ces deux cas de figure se retrouvent dans une seule posture : la peur de s'affranchir doublée pour la femme répudiée d'une absence totale de dignité.
L'Afrique vivait depuis les indépendances, dans sa relation avec l'Europe, une situation de privilège, du moins pour ce qui est des échanges commerciaux. Ce privilège là, à part le fait qu'il ruine la dignité du continent et de ses populations, n'a pas permis à l'Afrique de décoller économiquement. Ce n'est pas en le prolongeant indéfiniment qu'il apportera quelque chose. Pourquoi? Puisque qu'en fait de privilège, il n'en est rien. Les prix des produits agricoles en provenance de l'Afrique continuent sur les places européennes à être fixés par les pays acheteurs. Depuis les indépendances, les termes de l'échange n'ont cessé de se détériorer. Et pourtant les accords préférentiels continuaient d'être présentés comme des privilèges auxquels certains s'agrippent aujourd'hui. Je sais que c'est si doux, c'est si patriote, c'est si panafricain de crier contre les APE, d'aller crier sa rage à Bruxelles en face de l'immeuble de l'Union européenne. Mais il ne faut pas non plus faire le jeu des dirigeants africains qui ne sont préoccupés en réalité que par une chose : faire durer le sucre du pouvoir par tous les moyens. Depuis 2002, les journalistes et les experts n'avaient de cesse d'attirer leur attention sur l'échéance du 31 décembre 2007. Entre ces deux dates, ils avaient tout le temps de mobiliser leurs experts pour disséquer les propositions de l'Europe et donner une réponse qui préserve la dignité de l'Afrique. Non, ils étaient occupés à traficoter les constitutions pour se maintenir au pouvoir à vie. Ils croyaient dans le cadre de ces négociations avoir à faire à la politique intérieure de leurs pays où beaucoup ont érigé la fuite en avant perpétuel en système. On les aime bien quand ils font bloc autour de Mugabe pour faire tomber l'arrogance du premier ministre britannique Gordon Brown. Mais on les aimerait mieux s'ils prennent la résolution de démanteler les réseaux coloniaux sur lesquels bon nombre d'entre eux continuent de s'appuyer pour se maintenir au pouvoir.

LA PERCHE

Pour une fois que l'Europe, mesurant les enjeux de la nouvelle configuration mondiale où elle court le risque d'être déclasser par d'autres puissances émergentes, décide de couper le cordon ombilical, l'Afrique doit saisir la balle au bond et s'affranchir. Cet affranchissement doit passer par le démantèlement des structures du péché qui ont contribué depuis bientôt un siècle à la traite du continent. Voilà le change que l'Afrique doit mettre sur la table de négociation : le rapatriement des profits par les multinationales, le financement des rebellions, la déstabilisation des régimes, le soutien aux dictateurs, le noircissement de l'image du continent pour éloigner les investisseurs, les comptes d'opération, le détournement de l'aide… De même que je l'avais dit de l'aide publique au développement qu'elle ne peut pas permettre un décollage économique durable, je dis qu'on ne peut pas fonder une politique de développement durable et soutenu sur le principe des privilèges. Qui plus est des pseudo-privilèges. Comme un couple qui se sépare par consentement mutuel, l'Afrique et l'Europe doivent solder le passif afin de se retrouver désormais non plus en père et fils ou petit et grand frère mais en partenaires lancés dans une équipée gagnant-gagnant. L'Afrique doit intégrer le concert des Nations, non pas comme un enfant qui se fait tenir la main par je ne sais quel aîné ou parent mais comme un partenaire à part entière. C'est ce que je crois entendre dans les discours qui sont tout de suite contredits par des protestations pour la défense des privilèges. Lesquels privilèges sont, comme on sait, source d'aliénation et d'infantilisation. Nous revendiquons le partenariat et non plus l'assistanat. La première des choses à faire, c'est de quitter les postures d'assisté. Comme l'enfant qui vient de recevoir son premier vélo, l'Afrique doit dominer la peur et pédaler. Il doit prendre le risque de tomber et même de s'écorcher. Tous ceux qui pédalent aujourd'hui allégrement sont passés par là.
Les anti APE soutiennent que la signature des APE signifie "la mort programmée de l'Afrique". Une affirmation que je récuse totalement. L'Afrique ne peut pas mourir du simple fait que l'Europe décide de lui appliquer un traitement commun. L'Europe ne détient pas la bombonne d'oxygène de l'Afrique. Je peux même soutenir le contraire parce que, comme je l'ai toujours dit, si l'Europe est un arbre, c'est que ses racines sont enfouies en Afrique. Ce qui veut dire qu'elle desséchera lorsqu'elle cessera de puiser sa sève en Afrique. Parler d'une mort de l'Afrique, c'est ignorer qu'indépendamment de l'Europe ou de n'importe quelle autre région du monde, l'Afrique vit et doit vivre. C'est ignorer que la difficulté a créé une nouvelle race d'Africains particulièrement inventifs et qui feront parler d'eux dans des années à venir. Je crois que ceux qui le disent n'ont pas visité l'Afrique ces derniers temps ou bien ils l'ont visité et sont de mauvaise foi. Allez dans les faubourgs de Douala, d'Abidjan, de Bamako ou de Dakar et vous comprendrez qu'il y a des Africains plutôt anonymes qui ont décidé de relever le défi que leur lance le monde. Ils s'investissent jour et nuit pour faire triompher l'espoir. Malheureusement, les agissements de l'élite corrompue et prévaricatrice agissent comme un voile noir qui cache cette dynamique. Mais quand se lèvera le soleil des indépendances dont parlait Amadou Kourouma, il n'y aura plus aucun voile suffisamment noir pour cacher cette fourmilière.
Dans mon ouvrage, coup de gueule au G8, intitulé : "Pour la dignité de l'Afrique, laissez-nous crever… Mais nous ne crèverons pas", je soutenais justement que l'Afrique ne peut pas crever, même si le G8 devait la laisser tomber. Je le disais avec une conviction très profonde et c'est pourquoi, dans cet ouvrage, je proposais déjà une rupture symbolique entre l'occident et l'Afrique, seule condition, selon moi, pour ce continent de se mesurer à l'obstacle d'un enfant majeur que les parents viennent de chasser la maison parentale, d'aller au fond d'elle-même pour puiser les ressources et enclencher un développement endogène. Il n'y a que la rupture accompagnée de la recherche d'un paradigme nouveau pour le développement de l'Afrique, comme le proposait déjà Cheikh Anta Diop, qui puisse aujourd'hui aider le berceau de l'humanité. Pour une fois que l'Europe qui a débauché tant d'énergie pour torpiller la coopération Sud-Sud et l'intégration de l'Afrique, pour une fois qu'elle demande à l'Afrique de développer la coopération Sud-Sud et promet de la soutenir dans ses efforts de d'intégration, ce n'est vraiment pas le moment pour l'Afrique de s'agripper à son pagne comme un enfant qui ne veut pas voir sa mère l'abandonner. La libéralisation qui est la base de la décision de l'union européenne est une déferlante dont on ne peut que limiter les dégâts. Il est utopique et même trompeur de promettre son blocage.

LE CONFLIT

Mais venons en au conflit union européenne-ACP pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Dès 2002, l'union européenne avait averti les 46 Etats ACP dont l'Afrique qu'à partir du 1er janvier 2008, les préférences tarifaires non réciproques découlant des accords de Yaoundé, Lomé et Cotonou allaient être remplacés par un nouvel accord de partenariat qui soit compatible avec les dispositions d' l'organisation mondiale du commerce (OMC). Aux APE, l'union européenne fixe 3 objectifs majeurs :
- faciliter l'accès des produits ACP aux marchés européens;
- développer le commerce Sud-Sud;
- soutenir le processus d'intégration régionale.
Les APE proposent une libéralisation en trois étages : au sein d'un groupement régional; entre les différents marchés régionaux du sud; entre les pays du Nord et les pays du Sud.
Comme parachute devant éviter aux Etats ACP des chutes parfois mortelles, comme craignent les anti APE, l'union européenne propose un ensemble de mesures d'accompagnement : C'est ainsi qu'elle "propose pour la libéralisation des échanges avec les ACP, une approche pragmatique et flexible qui permettra à chaque région de négocier des mesures de sauvegarde pour les secteurs vulnérables. Elle propose que les Etats ACP adopte un régime douanier commun et élimine des goulots d'étranglement. Enfin, l'union européenne s'apprête à mettre en place un nouveau fond européen de développement. Il apportera un soutien financier au processus d'intégration ainsi qu'à la mise en place des APE". Bien entendu, tout ceci ne peut relever que de promesses fallacieuses comme l'Europe a si souvent le secret, du simple sirop destiné à aider à avaler une pilule amère. Mais il n'y a que ceux qui ont pris l'habitude d'attendre le père noël venant de l'Europe qui peuvent être surpris.
Pour les anti APE, la signature de ces derniers, aura des implications désastreuses pour l'Afrique : perte de recettes fiscales qui représentent dans certains cas de 35 à 70% des budgets; concurrence féroces des producteurs européens subventionnés; menace sur l'intégration africaine; perte des revenus avec risque de suppression des investissements sociaux.
Face à cette situation, le président sénégalais Abdoulaye Wade qui a dénoncé publiquement les APE propose une alternative en 5 points :
- Accords entre régions géographiques : Afrique-Asie, Europe-Afrique, Afrique-USA au lieu de l'accord OMC trop global;
- Constitution d'espace mixte qui permettrait des investissements budgétaires de l'Europe en Afrique dans une optique keynésienne;
- Accords sur les produits homogènes (café, cacao, coton, pêche, arachide…);
- Délocalisation industrielle vers l'Afrique;
- Financement des infrastructures en Afrique.
Voilà donc ce que le président sénégalais, principal animateur du front anti APE propose comme alternative. Mais ce qui m'a toujours gêné dans la démarche du président Wade et de certains de ses collègues dirigeants africains, c'est le caractère extraverti et finalement infantilisant des solutions qu'ils proposent pour promouvoir le développement de l'Afrique. On y voit la même naïveté qui transparaît dans le projet du Népad par exemple où on élabore des projets et se tourne vers l'occident pour solliciter les financements.



NON A L'EXTRAVERSION


Sur les cinq points que propose Me Wade comme alternative aux APE, trois sont sous-tendus par un misérabilisme insupportable : investissement de l'Europe en Afrique dans l'optique keynésienne; délocalisation industrielle vers l'Afrique; Financement des infrastructures en Afrique. Mais soyons sérieux. Qu'est ce qui va pousser l'Europe aujourd'hui à investir et à délocaliser industriellement en Afrique alors que depuis plus d'un siècle elle n'a pas voulu le faire. Peut-être le fera t-elle parce qu'un président africain prenant les airs de petit rebelle le lui a demandé. Le système actuel participe d'une division du travail qui fait de l'Afrique le réservoir des matières premières alors que l'Europe doit les transformer et lui revendre les produits finis. L'industrialisation de l'Afrique qui est une entorse à ce système préétabli doit être arrachée et non pas obtenue de façon paisible. En lisant les propositions du président sénégalais, je me suis souvenu d'un premier ministre d'un pays africain qui m'avait vraiment fait honte au cours d'une rencontre qu'il avait avec les opérateurs économiques français, et à laquelle j'assistais en tant que reporter. J'ai même oublié de quel pays il était, tellement il était déphasé et sa stratégie plate. Il a pris la parole et a manqué de se mettre à genoux pour supplier les opérateurs économiques : "Je vous en supplie, ne nous lâchez pas. Faites un tour dans notre pays juste pour y voir des aménagements que nous avons apportés. Nous avons besoin de vous". Il pensait que c'est en adoptant une posture pitoyable qu'il attirera les opérateurs économiques dans son pays. J'ai regardé autour de moi, les opérateurs économiques ciblés ne cachaient pas leur gêne. Non, l'Afrique doit se faire attractive et mettre un peu plus de sérieux dans sa démarche et les investisseurs se bousculeront à sa porte. Ils ne le feront pas par pitié. Ils le feront parce qu'ils y ont intérêt.
Bien sûr, les APE ne sont pas un paradis que l'Europe propose à l'Afrique. Je ne pense pas parce que je n'ai jamais pensé que le paradis de l'Afrique viendra de l'Europe ou de n'importe quelle autre partie du monde. C'est même l'enfer que j'en attends souvent. Ce qui est à craindre, c'est de jeter le bébé avec l'eau du bain. On doit rester vigilant mais la vigilance ne saurait se muer en une sorte de paranoïa qui cache mal une certaine fébrilité. On peut dire à l'union européenne que le délai accordé pour franchir cette étape décisif n'était pas suffisant. Mais on ne peut pas repousser en bloc la volonté de rupture qui est celle de l'union européenne alors qu'un délai de préparation de 5 ans avait été accordé. Pourquoi ne pas penser que certains dirigeants africains veulent bien diluer leurs propres incuries dans une prétendue guerre ouverte aux APE. Dans un conflit, il faut apprendre à bétonner ses arguments pour atteindre la raison de ceux qu'on veut rallier au lieu de faire de la surenchère pour capter juste les émotions et dissimuler ainsi ses propres insuffisances argumentaires.
Comme le suggère Yves Ekoue Amaïzo, "il faut rester constructif". Il poursuit en disant "qu'il ne s'agit pas de se positionner contre les APE. Il s'agit de les rendre opérationnels". Et c'est dans cette volonté de les rendre opérationnels qu'on mesurera le degré de maturité de l'Afrique et des Africains. Car, comme le soutient le chroniqueur du journal camerounais le Messager, Jean Baptiste Sipa, "Il est décisif que les négociations révèlent une Afrique désireuse d'être enfin responsable et majeure en cette aube du 21e siècle". L'Afrique devrait profiter de ce que l'Europe est aujourd'hui affaiblie pour obtenir d'elle dans le réel cadre de ce partenariat : la promotion d'un véritable commerce équitable et surtout la dénonciation du pacte colonial pour repartir sur des bases partenariales saines. Au lieu de quoi certains veulent encore reprendre les colliers de l'esclavage à la recherche des privilèges.

Etienne de Tayo
Promoteur "Afrique Intègre"