Lorsqu'au bout de quelques semaines de mon séjour au pays, j'ai compris enfin ce que, pris dans la spirale de la mondialisation et d’une démocratisation emballée, le Cameroun était en train d'endurer, les rêves, parfois insensés, que le peuple camerounais était en train de se construire; lorsque j'ai analysé tous ces regards admirateurs de ceux – pourtant détenteurs de situations confortables - qui, les posant sur moi, semblaient me faire comprendre que j'avais réussi ma vie tout simplement parce que je vis en Europe. Lorsque j'ai perçu le rapport que les Camerounais entretiennent désormais avec la vie, la mort, l’amour, l'argent; lorsque j'ai compris que dans leur immense majorité, les jeunes du Cameroun, « bien que frustrés mais ne parvenant pas à l’expression politique de leur mécontentement », étaient désormais confortement installés dans la sublimation de l'ailleurs, l’adoration du Dieu Argent exacerbé par le phénomène de « feymania », je me suis assigné au moins trois missions.
J'ai voulu faire comprendre, en tentant de les décourager ou du moins de leur donner suffisamment d’éléments de discernement par rapport à leur projet d’émigration, à ceux qui le croient fermement, que l'Europe n'est nullement un paradis et y élire domicile pour un immigré, surtout après un certain âge, est plus un signe d'échec de la vie que de réussite. Et pour donner du contenu à ce que je dis, je leur citai un certain nombre de métier de merde que les immigrés sont parfois obligés d’accomplir par des temps effroyables : veilleur de nuit, ouvrier de chantier, cireur de carreaux, éboueur… Je leur rappelai les images des hôtels brûlant en plein Paris emportant dans l’au-delà leur locataire, en général des immigrés qui y étaient entassés. Les images qu’ils ont d’ailleurs l’habitude de voir aussi car, malgré leur apparent dénuement, ils sont tous câblés aux chaînes de télévision étrangères.
J'ai voulu aussi faire comprendre que, malgré le semblant de bonheur qu'il semble nous combler, l’argent est un moyen et non une fin. Il sert certes à réussir une vie mais ne remplace pas la vie elle-même, ni ne favorise l’accès au bonheur. A mon sens, je pense qu’il doit exister un point d’inflexion dans l’accumulation à partir duquel l’argent devient nuisible à son détenteur. Il suffit juste de tendre l’oreille pour suivre certaines affaires qui illustrent bien cette sorte d’overdose de l’argent.
Et pour étayer mon propos, je fis accompagner mes sermons de cette pensée d'Epicure : "La pauvreté, mesurée aux besoins de notre nature est une grande richesse. La richesse pour qui ne connaît pas de bornes est une grande pauvreté". Je voulais faire comprendre à tous ceux qui se sont installés confortablement dans la posture de pauvre qu’ils étaient en réalité très riches. C’est vrai que, confronté à la réalité, mon propos n’avait au mieux que la valeur d’un prêche de prélat illuminé, au pire des entourloupes d’une personne égoïste qui ne veut pas partager le bonheur que représente pour eux l’émigration.
J'ai voulu enfin faire comprendre, au vu du faste qui entourait désormais le deuil et la banalisation qui touche finalement ce moment pénible, que dans aucune civilisation on ne peut transformer la mort, le deuil en occasion déguisée de fête, tout simplement parce que cela heurte la décence. Le deuil est d’abord une occasion de recueillement qui doit préserver l’intimité des personnes éplorées.
A mon grand étonnement, j’ai eu l’impression qu’au Cameroun des deuils étaient désormais programmés comme des anniversaires. Comme toutes ces maladies de la pauvreté ont fait beaucoup de morts-vivants, c'est-à-dire des hommes et femmes ayant déjà un pied dans l’au-delà, les gens ne s’embarrassent plus, en voyant passer une de ces personnes, d’affirmer que son enterrement aura lieu dans deux ou trois semaines. Et comme par enchantement, ces prévisions tombent souvent juste. Je pensais et je le faisais comprendre aux autres que tout cela n’est pas normal.
Mais, très vite, au bout de quelque temps, j'ai compris que si je continuais à prêcher ces idées très déconnectées de la réalité selon plusieurs personnes, je courais le risque d'un lynchage public en règle. Alors, j'ai décidé à mon corps défendant de ne plus heurter des convictions aussi ancrées. Je leur disais désormais que l'Europe est un vrai paradis sur terre et malheur à celui qui mourra sans y avoir mis les pieds. Sur la mort et sa célébration, ce que j'appelle la civilisation de la morgue et du service traiteur, je leur disais désormais que peut-être un homme qui n'a pas réussi la vie sur terre peut ainsi s'atteler à réussir sa mort.
Etienne de Tayo
Promoteur « Afrique Intègre »