dimanche 28 juin 2009

LA PHILOSOPHIE DU VENTRE


Un certain nombre d’Africains vivant sur le continent et que je rencontre lors de leur passage à Paris me parlent très souvent de "philosophie" pour désigner l’attitude qu’il faut avoir face aux attitudes et aux agissements des régimes politiques opérant sur le continent : « mon frère, face à ce qu’on voit et entend, si tu n’es pas philosophe, tu vas mourir un jour qui n’est pas le tien », soupire un adepte.

Dans son dernier ouvrage intitulé «Nihilisme et Négritude», paru récemment aux Presses universitires de France, Célestin Monga, qui a un immense talent à capter et à analyser les tranches de vie, évoque le cas d’un de ses amis chez qui il s'était précipité pour lui marquer son indignation après la "fessée nationale souveraine" subie par certains opposant camerounais en 1991. Son ami lui avait alors prescrit, en ces termes, la posture de philosophe qu’il faut adopter face aux événements quotidiens : « le secret d'une longue vie dans ce pays, c'est d'accepter et de comprendre que tout est illusion et de ne surtout pas tenter d'intellectualiser les petits mystères de la vie quotidienne (…) Si tu commences à te soumettre au moralisme des grandes vertus, tu cours le risque de devenir lucide, ce qui est le début de la folie" (Monga, 2009 : 208).
Le mot philosophie est utilisé ici complètement à contre sens. Il ne renvoie ni à la discipline académique connue, ni à un certain comportement propre aux philosophes. Un philosophe, tel que l’ont défini les pères fondateurs de la philosophie est forcément un intellectuel. Et un intellectuel tel que le définit Jean Paul Satre est "celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. C'est celui qui use de sa notoriété pour critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d'une conception globale de l'homme". Un philosophe doit constamment prendre position et même contester quoi que cela lui coûte. Etre philosophe ici, ce n’est plus simplement faire partie de la discipline académique connue sous le nom de philosophie ou occuper une chaire de philosophie dans quelque université, mais c’est agir constamment, par son action et par son comportement, en faveur du changement, c'est-à-dire à bousculer l'establishment.
Pour le cas du Cameroun, il faut être philosophe comme Sindjoun Pokam, comme Fabien Eboussi Boulaga, comme Abel Eyinga, comme Charles Ateba Eyene, comme Shanda Tonme, comme Pius Njawe, comme Mboua Massock, comme l’ont été, Jean Marc Ela, Jean Mfoulou, Tchuidjang Pouémi et Mongo Beti par exemple. Il faut être capable de troubler le sommeil de l’establishment pour lui faire entendre la voix des sans voix. Le philosophe tel que nous l’appréhendons ici doit prendre sur lui d’être l’éclaireur de la société. Il doit le faire parce qu’il a eu le privilège de sortir de la caverne pour accéder à la lumière. Ayant ainsi accédé à la lumière, il a accédé à la connaissance. Et ayant accédé à la connaissance, il doit la partager notamment en redescendant dans la caverne pour apporter un peu de lumière à ceux qui sont encore dans les ténèbres.
Le philosophe Friedrich Nietzsche disait en parlant de ce partage de connaissances et même d’un certain devoir de partage que : « celui qui ne sait pas et se tait est un ignorant. Celui qui sait et se tait est un criminel ». Or beaucoup de ceux qui professent la philosophie face à la prévarication appartiennent à la classe de ceux qui savent parfaitement ce qui se passe. Donc si l’on s’en tient à la logique de Nietzsche, on dirait que ce sont des criminels. Mais qu’en est-il de la philosophie qu’ils professent ?
L’utilisation du mot philosophie dans ce contexte est impropre. Il s’agit pour ceux qui l’utilisent d’une usurpation de titre. La manœuvre est actionnée pour justifier le silence, la démission, la complicité et pour garantir les retombées de ce silence. Ce sont des philosophes du ventre. Il s’agit en réalité d’une prise de conscience de classe déguisée. Ils prennent conscience de ce qu’ils appartiennent à la classe des privilégiés, à la classe de ceux qui ont tout à perdre dans un quelconque bouleversement. La philosophie qu’ils proposent vise tout simplement à calmer les ardeurs de ceux dont la lutte pourrait faire bouger les lignes de la configuration sociale et leur faire perdre des privilèges acquis. Il s’agit donc d’une philosophie de la résistance au changement.
On connaissait déjà la politique du ventre détectée par la presse camerounaise et porté sur le terrain épistémologique par le politologue Jean François Bayart dans son ouvrage intitulé : "L'Etat en Afrique : la politique du ventre". C’est une politique dans laquelle, le soin à apporter au tube digestif et l'accumulation systématique des fortunes parfois insolentes sont l’alpha et l’omega. La politique du ventre éloigne ses pratiquants de toute conviction, si oui, la conviction selon laquelle, il n’y a que le ventre qui compte. La politique du ventre vide la politique de son contenu réel qui est la recherche du bien commun et la recentre sur l'exaltation de la réussite personnelle y compris en se servant dans les poches de l'Etat. C’est une politique dans laquelle on est prêt à accepter toutes les compromissions, pourvu que le ventre soit constamment plein et la peau parfaitement tendue. Il faut relever que dans cet environnement, l’embonpoint, caractérisé par ce qu’on a appelé le « ventre administratif » et le « cou plié » est une marque à la fois de séduction, d’autorité et de respect. Au Cameroun par exemple, être qualifié de « cou plié » est extrêmement flatteur.
L’attitude des philosophes du ventre s’apparente plutôt à ce que j’ai qualifié par ailleurs de « cynisme protecteur ». Un état d’esprit que je recommande à tous les peuples en combat afin qu’ils protègent leur santé et ne s’étranglent pas face aux injustices et à l’oppression. Donc il s’agit d’une préservation de la santé en vue des combats futurs qui pourront être plus déterminants. Le cynisme des philosophes du ventre est aussi protecteur, sauf qu’ils n’envisagent aucun combat futur car selon eux tout combat est voué d’avance à l’échec. S’ils protègent quelque chose, c’est plutôt leurs privilèges et bien entendu… leur ventre.

Etienne de Tayo
Promoteur de "Afrique Intègre"
http://www.edetayo.blogspot.com/

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